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Les Techniques des Rêves dans la Mystique Juive. Par Moshé Idel, traduction Lune
Au sein de nombreuses cultures, les rêves ont été imaginés comme des voies de communication avec d’autres royaumes spirituels, et c’est aussi le cas de la mystique juive. D’une part, les émissaires divins ont été décrits envahissant la conscience humaine au cours des rêves pour annoncer d’importants messages ; d’autre part, il serait possible d’induire des rêves en ayant recours à des techniques onirologiques*. Nous apporterons ici quelques exemples de telles techniques, tirés d’un énorme ensemble de textes, qui démontre que les Kabbalistes étaient impliqués dans diverses formes nocturnes d’expérimentations, un aspect de la Kabbale qui attend toujours l’analyse des chercheurs.
Un domaine particulièrement négligé dans l’étude de la Kabbale est le genre littéraire traitant de recettes-pour-les-rêves : le célèbre she’elot halom, qui consiste à formuler des questions avant d’aller dormir. Des questions dont les réponses devaient arriver en rêve. Dans de nombreux cas, ces réponses prennent la forme d’un verset de la Bible, qui avait un lien avec la question ; de façon à comprendre la réponse, on devait interpréter le verset à la lumière du contenu de la question. En d’autres termes, la forme littéraire du rêve demandait une interprétation. La pratique onirologique du she’elat halom est récurrente dans de nombreux manuscrits kabbalistiques. Nous fournirons ici deux exemples.
R. Isaac ben Samuel d’Acre, un kabbaliste du début du XIVème siècle, rapporte ce qui suit [1] :
« Moi, le jeune Isaac d’Acre, étais endormi dans mon lit, et à la fin de la troisième garde, une merveilleuse réponse par le rêve m’a été révélée, dans une véritable vision, comme si j’étais pleinement éveillé, et la voici [le verset] « Sois entièrement avec l’Éternel ton D.ieu… » (ndlt : Deutéronome, chapitre 18, verset 13]
R. Isaac voit toutes sortes de combinaisons de mots et leurs équivalences numériques qui font allusion au nom divin YBQ, et « pense aux lettres du Tétragramme telles qu’elles sont prononcées… En une cogitation conceptuelle, méditative et intellectuelle… non pas d’une façon qui arrive du cœur à la gorge… »[2]
Le Kabbaliste apprend ainsi, dans le rêve lui-même, la technique pour atteindre les réponses aux « questions par le rêve ». Il doit prononcer les lettres du nom divin trouvées dans les versets bibliques dont les mots doivent être permutés. Cette prononciation, cependant, est interdite par la Loi Juive et invaliderait la possibilité même de recourir au verset. La solution proposée, toujours dans le rêve, est de combiner chaque lettre du Tétragramme avec les autres lettres, de façon à préserver le verset original, sans prononcer réellement les lettres du nom divin sous leur forme et leur ordre d’origine.
La solution du R. Isaac (il ne s’agit pas d’une nouvelle solution car elle est analogue à une technique du XIIIème siècle utilisée par Abraham Abulafia) reflète, à mon sens, ses problèmes théologiques et légales issus de son grand intérêt pour la Kabbale extatique où la combinaison de lettres avec celles des noms divins est typique ; en effet, Abraham Abulafia, le fondateur de la Kabbale extatique, appela son système Kabbalistique, entre autres, la Kabbale des noms divins.
Un autre exemple de la pratique onirologique du she’elat halom découle de l’un des plus célèbres Kabbalistes, Rabbi Hayyim Vital, qui recommande ceci :
« Tu iras au lit pour dormir, prie ‘Que Ta Volonté soit faite’, et utilise l’une des prononciations des noms [divins] écrits devant toi, et dirige ta pensée vers les sphères mystiques qui y sont liées. Puis évoque ta question soit pour découvrir les problèmes liés à un rêve et les choses futures, soit pour obtenir quelque chose que tu désires, ensuite pose [la question]. » [3]
Ailleurs, ce Kabbaliste a recours à une technique de visualisation de la couleur pour obtenir une réponse à sa question, qu’il atteint dans un état semblable au rêve:
« Visualise qu’au-dessus du firmament des ‘Aravot’ (ndlt : des cieux), il y a un très grand rideau blanc, blanc comme la neige, sur lequel le Tétragramme est inscrit, en écriture assyrienne (ndlt : il ne s’agit pas de l’écriture cunéiforme assyrienne, Hayyim Vital fait référence à une forme calligraphique traditionnelle de l’alphabet hébraïque : l’écriture carrée, dite ashourite (ktav ashuri), qui vient du nom Ashur. Ashur en hébreu désigne l’Assyrie), dans une certaine couleur…. et chacune des grandes lettres inscrites là sont aussi grandes qu’une montagne ou une colline. Et tu devras imaginer, dans tes pensées, que tu poses ta question à ces combinaisons de lettres écrites là, et elles répondront à ta question, ou elles feront résider leur esprit dans ta bouche, ou bien tu seras somnolent et elles te répondront, comme dans un rêve. » [4]
Une autre technique d’induction des rêves a été élaborée à partir de textes mystiques juifs, elle s’appelle « les pleurs mystiques » : il s’agit d’un effort pour atteindre un résultat direct par le biais des pleurs provoqués sur soi-même. Ce résultat recherché peut aller de la connaissance paranormale aux visions porteuses d’informations à propos de quelque secret. Nous trouvons quelques exemples dans la littérature apocalyptique, où la prière, les pleurs et les jeûnes sont utilisés pour induire le Parole de Dieu dans un rêve.[5]
Le lien entre les pleurs et les perceptions paranormales qui se forme dans les rêves est également évident dans une histoire midrashique : [6]
« L’un des étudiants de R. Simeon bar Yohaï avait oublié ce qu’il avait appris. En larmes, il se rendit au cimetière. Du fait de ses grands pleurs, il [R. Simeon] vint à lui en rêve et lui dit : ‘lorsque tu te lamentes, lance trois brindilles, et je viendrai.’ L’étudiant se rendit auprès d’un interprète des rêves et lui raconta ce qui s’était produit. Ce dernier lui dit : ‘répète ton chapitre [ce que tu as appris] trois fois, et il te reviendra,’ L’étudiant suivit ses conseils et c’est effectivement ce qui se passa. »
La corrélation entre les pleurs et la visite d’une tombe semble faire allusion à une pratique destinée à induire des visions. Ceci, bien sûr, faisait partie d’un contexte plus étendu dans lequel les cimetières étaient des sites où il était possible de recevoir une vision. Tomber de sommeil en larmes, ce dont il est question ici, semble également être une part de l’enchaînement : la visite au cimetière, les pleurs, tomber de sommeil en larmes, le rêve révélateur.
La technique des pleurs pour atteindre la « sagesse » est puissamment expliquée par R. Abraham ha-Levi Berukhim, l’un des disciples d’Isaac Louria**. Dans l’un de ses programmes, après avoir spécifié le « silence » comme première condition, il nomme « la seconde condition : dans toutes tes prières, et dans toutes tes heures d’étude, en un lieu que l’on trouve difficile (ndlt : le lieu où l’on étudie), dans lequel tu ne peux pas comprendre et appréhender les sciences propédeutiques ou certains secrets, provoque en toi d’amères lamentations, jusqu’à ce que des larmes mouillent tes yeux, et pleure autant que tu pourras. Et fais redoubler tes pleurs, car les portails des larmes n’étaient pas fermés et les portails célestes s’ouvriront à toi. » [7]
Pour Louria et Berukhim, pleurer est une aide pour surmonter les difficultés intellectuelles et recevoir des secrets. Ceci s’apparente à l’histoire de R. Abraham Berukhim qui est la confession autobiographique de son ami, R. Hayyim Vital [8]
« En 1566, la veille de Chabbath, le 8 du mois de Tevet, j’ai récité le Kiddush et me suis assis pour manger ; et mes yeux s’emplirent de larmes, j’avais signé et j’étais triste dès lors… J’étais lié par la sorcellerie… Et je pleurais également pour avoir négligé la Torah au cours des deux dernières années… Et à cause de mon inquiétude, je n’ai pas mangé du tout, et je me suis étendu, le visage contre mon lit, en pleurs, et je me suis endormi d’avoir trop pleuré, et j’ai fais un rêve extraordinaire. »
Nous voyons aussi parmi les Hassidim et dans la pratique de leurs opposants, les Mitnaggedim, que les pleurs étaient employés comme élément des techniques mystiques. La littérature mystique et les commentaires y font allusion jusqu’à la moitié du XIXème siècle.
Ces recettes-pour-les-rêves (les questions posées par le biais des rêves, la visualisation de couleur, les pleurs mystiques), comme d’autres techniques mystiques, sont formatrices de la nature de la mystique juive. Elles supposent que le mystique peut prendre l’initiative de façon à établir le contact avec d’autres royaumes, et qu’il peut induire certaines expériences en ayant recours à ces techniques. Ainsi, la mystique Juive devrait être décrite comme une spiritualité active, une spiritualité qui part du principe que c’est dans le pouvoir du mystique d’assurer l’émergence d’expériences articulées.
* l’onirologie est la science ou le sujet des rêves, ou de leur interprétation (óneiros, mot grec pour rêve).
** Isaac Louria ((1534-1572), Kabbaliste, et, l’une des personnalités les plus influentes dans l’histoire de la spiritualité Juive ; né à Jérusalem, élevé en Égypte, il s’installe à Safed où il jette les bases du « Lourianisme » ; connu aussi sous le nom d’Ari (lion) qui est une acrostiche de ses noms hébraïques.
[1] Extrait d’un manuscrit kabbalistique encore non-publié.
[2] Sefer Ozar Hayyim, MS Moscow-Guensburg 775,fol. 100b-101a.
[3] Ketavim Hadashim l’Rabbenu Hayyim Vital (Jérusalem 1988), p. 8.
[4] Ibid., p. 7.
[5] Enoch, in II Enoch; Ezra, in IV Ezra; Baruch and Jeremiah, in the Apocalypse of Baruch.
[6] Kohelet (Eccelsiastes) Rabbah 10:10
[7] MS Oxford 1706, fol. 494b.
[8] Sefer Ha-Hezyonot (Book of Visions), ed. A.Z. Aeshcoli (Jérusalem 1954), p. 42.
À propos de l’auteur : Prof. Moshe Idel, ou Max Cooper, est professeur de la pensée juive à l’université hébraïque de Jérusalem. Prof. Idel est né en Roumanie et vit en Israël depuis 1963. Il est l’auteur des livres Kabbalah : New Perspectives ; Hasidism : Between Ecstasy and Magic ; Golem : Jewish Magical and Mystical traditions ; The Mystical Experience in Abraham Abulafia.
Ce texte provient du site : http://jhom.com/topics/dreams/techniques.html#6back