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Stregheria & magie vernaculaire en Italie : une comparaison. Par Sabina Magliocco. Traduction & adaptation Lune
Récemment, la distinction entre la stregheria contemporaine et la magie, la guérison & la pratique spirituelle traditionnelles italiennes a fait l’objet de vifs débats sur un certain nombre de listes de discussion et de sites web. Dans ce bref essai, je vais tenter de résumer à un public non universitaire certaines de mes publications universitaires sur ce thème et d’inviter à davantage de recherches, de questions et de discussions sur ce sujet. Il convient que je précise d’abord mon approche universitaire : en tant qu’anthropologue et folkloriste, je considère la stregheria et la magie vernaculaire italienne comme d’importantes facettes de la culture en elles-mêmes. Mon intention n’est pas d’appuyer ou de nier l’authenticité de l’une ou de l’autre, mais d’aider les lecteurs à comprendre les contextes dans lesquels elles se sont développées et comment cette première s’est développée à partir de cette dernière dans le contexte de la diaspora italo-américaine.
La stregheria est une variante italo-américaine de la sorcellerie néo-païenne. Elle doit ses origines à Aradia ou l'évangile des sorcières (1889), une collection de sortilèges, de comptines et de légendes qui, selon le folkloriste amateur Charles G. Leland, lui viendrait d’une diseuse de bonne aventure florentine nommée Maddalena. D’après Leland, Maddalena appartenait à une famille de sorcières qui pratiquaient une forme de religion païenne centrée sur l’adoration de la déesse de lune Diana. Leland a interprété le matériel qu’il avait collecté d’après les théories du folklore populaire de la fin du XIXe siècle : comme des vestiges d’anciennes religions païennes, en particulier celles des Romains et des Étrusques, des civilisations qui ont jadis dominé l’Italie centrale. Il a surnommé la sorcellerie « la vecchia religione » (la vieille religion). Dès le début, le travail de Leland a été controversé. Certaines parties de son matériel (comme la conjuration des citrons et des épingles, par exemple) sont analogues au folklore italien. D’autres extraits semblent être des versions de comptines populaires italiennes, réécrites pour correspondre à l’idéologie de Leland. Et le personnage d’Aradia semble bien être basé sur une figure du folklore médiéval italien : l’Hérodias biblique (Erodiade en italien) qui, selon la croyance populaire, volait dans les airs, la nuit, à la tête d’un cortège fantomatique. Mais ces éléments du folklore n’apparaissent nulle part ailleurs dans la tradition italienne dans le cadre d’un seul texte. Si l’Évangile des Sorcières avait été un document authentique issu d’une tradition populaire, d’autres versions de celui-ci auraient été recueillies par les folkloristes ou historiens italiens. Aucun ethnologue italien n’a encore retrouvé de texte similaire. C’est pourquoi l’Aradia de Leland est depuis toujours soupçonné d’être un faux. Plus récemment, l’historien Robert Mathiesen a proposé une nouvelle explication : Aradia doit être interprété comme un texte dialogique et intersubjectif, un produit de l’étroite interaction entre Leland et Maddalena, pendant laquelle Maddalena a sélectionné et réinterprété des fragments du folklore de manière à intéresser son riche client. Le résultat est un document dans lequel de nombreux éléments issus du folklore ont été incorporés et assemblés de manière si peu commune que cela leur donne une interprétation unique et atypique.
En dépit des controverses qui l’entourent, le texte de Leland est devenu assez influent : il a assimilé la magie populaire à une antique religion impliquant l’adoration d’une déesse et il a situé tout cela en Italie. Leland a clairement influencé Gerald B. Gardner qui est largement reconnu pour avoir développé la Wicca sous sa forme actuelle et, via Gardner, une génération entière de Sorcières. Léo Louis Martello (1933-2001) fut l’un des tout premiers à se présenter ouvertement comme pratiquant de la sorcellerie italienne. Martello a prétendu avoir été initié, jeune homme, par un membre de sa famille. Il a décrit une tradition secrète héréditaire fondée sur une version sicilienne du mythe de Proserpina (Perséphone). Avec la prêtresse Lori Bruno, également pratiquante héréditaire, il a fondé le « Trinacrian Rose of New York City », un des premiers covens italo-américains d’Amérique du Nord.
Mais le véritable héritier de Leland est Raven Grimassi, l’architecte de la stregheria. Comme Martello et Bruno, Grimassi affirme avoir été initié au sein d’une tradition familiale de pratique magique qu’il décrit comme héréditaire, domestique et secrète. La mère de Grimassi est originaire de la région de Campanie, en dehors de Naples. Elle appartient à une famille dont les membres pratiquent nombre de traditions magiques, dont le bannissement du mauvais œil, la fabrication de liqueurs et huiles médicinales, et la divination. À l’instar des traditions décrites par Martello, Bruno et un certain nombre d’ethnologues italiens, elle se compose d’un ensemble d’enseignements secrets réservés aux membres de la famille, transmis uniquement à ceux qui étaient perçus comme ayant une capacité magique innée et de l’intérêt pour cela. Mais ce n’est pas de cette tradition que parle Grimassi dans ses livres : The Ways of the Strega (1995), Hereditary Witchcraft (1999) et Italian Witchcraft (2000). À la place, il présente une élaboration de ce qu’a décrit Leland : une religion semblable à la Wicca dans sa structure et sa pratique, à laquelle il a ajouté une saveur italienne, de par les noms des déités, des esprits et des sabbats. Selon lui, les Sorcières italiennes se divisent elles-mêmes en trois clans : les Fanarra du nord de l’Italie, les Janarra et les Tanarra de l’Italie centrale. Aucune mention n’est faite de l’Italie méridionale, en dépit du fait que la majorité des immigrés italiens (venus s’installer en Amérique du Nord), dont la mère de Grimassi fait partie, en est originaire. Chaque tradition est dirigée par un leader connu sous le nom de « Grimas« . Comme les noms des trois clans Strega, le mot « Grimas » n’est pas un mot du vocabulaire italien ni d’aucun dialecte italien. Les « cercles » du culte des Streghe italo-américains sont appelés boschetti (“bosquets”), ils sont conduits par une grande prêtresse et un grand prêtre. Ils se rencontrent lors des pleines lunes et nouvelles lunes et observent les huit sabbats. Ils vénèrent une déesse lunaire et un dieu cornu, inspirés des divinités étrusques Uni et Tagni, également connus comme Tana et Tanus, Jana et Janus, Fana et Faunus. Les esprits ancestraux connus sous le nom de Lasa, veillent sur chaque famille et divers esprits de la nature, tels Fauni, Silvani, Folletti et Linchetti, jouent des rôles clefs dans la stregheria. Les gardiens des quatre directions sont connus sous le nom de Grigori. Bien que les livres de Grimassi aient exercé une grande influence aux États-Unis, les covens stregheria indépendants qui ne descendent pas du sien peuvent ne pas nécessairement suivre ses enseignements. Comme dans tout Art néo-païen, il existe une grande diversité et adaptation parmi les groupes et solitaires. Le fil conducteur qui relie tous les covens stregheria semble se trouver dans leurs efforts à donner à leurs pratiques une saveur italienne, que ce soit à travers les types de déités vénérées, dans la nourriture servie lors des rituels ou dans l’adaptation des pratiques culturelles italiennes et italo-américaines à un contexte païen.
Le génie de Grimassi est plus créatif qu’érudit. Il ne prétend jamais reproduire exactement ce qui a été pratiqué en Italie, admettant que les Streghe ont adapté « quelques éléments wiccans à leur manière » (1995:xviii). Il reconnaît ouvertement qu’il développe sa tradition familiale, en y ajoutant des éléments pour la reconstituer dans ce qu’il imagine être son état originel. Mais de ses tentatives de reconstruction d’une tradition, une toute nouvelle tradition a émergé : une tradition qui possède peu de ressemblances avec tout ce qui a été pratiqué en Italie ou au sein de communautés ethniques italo-américaines.
Bien que fondée sur la magie populaire italienne, les récits historiques et les collectes de folklore, la stregheria est, comme la grande majorité du renouveau de la sorcellerie, une tradition moderne. Le folkloriste Robert Klymasz, écrivant sur ce qui arrive au folklore après une immigration au sein d’une nouvelle culture, a identifié trois strates de folklore présentes dans toute communauté ethnique. Celles-ci sont :
- la traditionnelle, avec de clairs liens aux formes de l’Ancien Monde ;
- la transitionnelle, dans laquelle se cristallisent des éléments de l’Ancien Monde, tandis que d’autres s’adaptent au nouveau contexte ;
- et la novatrice, dans laquelle un nouveau folklore est développé pour compenser les formes anciennes qui ont été perdues (Klymasz, 1973).
La stregheria appartient à la dernière catégorie. Elle possède certains points communs avec la magie vernaculaire italienne, que je décrirai ci-après, mais elles ont davantage de différences que de similitudes. Sa vraie valeur réside dans sa capacité à fournir aux Italo-américains contemporains un nouveau contexte dans lequel interpréter les pratiques populaires magiques restées dans leur famille pendant de nombreuses générations, en donnant à ces traditions une nouvelle vie. Ainsi, elle joue un rôle vital dans la création et le maintien de l’identité de ses pratiquants.
La magie vernaculaire italienne, en revanche, n’est ni une religion ni un système de pratiques formalisées. C’est à la fois une vision du monde et un ensemble de coutume liés au cycle agropastoral qui est fortement ancré dans la vie de ses pratiquants, quasiment jamais de manière consciente. Pour la plupart de ces personnes, c’est une façon ordinaire de faire les choses et de se comporter. Bien qu’elle puisse avoir des racines historiques dans les pratiques préchrétiennes, il ne s’agit clairement pas d’une tradition païenne. Mais elle est fermement ancrée dans une matrice culturelle catholique romaine. Dans un des mes plus récents travaux, je ai appelé cela « la vision enchantée du monde », en jouant sur le trope de Max Weber, à propos du désenchantement du monde.
La vision italienne enchantée du monde est ancrée dans des systèmes économiques et sociaux de précommercialisation spécifiques. En raison des activités de subsistance liées à la terre, le temps est organisé en fonction des cycles saisonniers ; ceux-ci se reflètent dans l’année rituelle qui est dominée par les formes liturgiques catholiques. Celles-ci sont presque toujours interprétées localement de manière à ce qu’elles soient reliées au cycle économique : par exemple, en Campanie, où les cultures de blé et de chanvre ont été remplacées par celle du tabac dont la saison de végétation est identique, l’année rituelle débute au moment des plantations vers la Saint Martin à la mi-novembre et s’étend jusqu’à la fin de la saison des récoltes à la Saint Cosimo et la Saint Damiano en octobre. Dans les régions pastorales telles que la Sardaigne et les Apennins, mai et septembre, les mois qui encadrent la transhumance, sont marqués par des pratiques rituelles locales. La forme exacte de l’année rituelle diffère donc nettement d’une région à l’autre. Les symboles (les Madonnes et les saints) sont les mêmes, mais chaque canton diffère par la façon dont il situe ces personnages au sein de son système symbolique et économique. La vision enchantée du monde n’est pas seulement enracinée dans le cycle de l’année rituelle ; elle est omniprésente dans le cycle de vie de l’individu. Elle commence à la naissance et imprègne toutes les étapes de la vie et tous les rites de passage, dès la naissance, lorsque la plupart des bébés italiens qui ne sont pas nés coiffés (la camicia, ou la “chemise,” en italien) reçoivent une chemise de fin linon de la part d’un parent, souvent un parrain ou une marraine, afin de les protéger contre les influences maléfiques, à des enterrements, où diverses croyances à propos de l’autremonde se manifestent à travers la coutume.
Le cœur de la magie et de la religion vernaculaires italiennes se trouve donc dans la corrélation de ses systèmes symboliques avec les structures sociales et économiques locales. Le lien primaire n’est jamais celui des structures dominantes de l’église et de l’état. Les structures hégémoniques peuvent ou non coïncider avec les structures indigènes, mais là où aucun lien n’est établi, elles sont simplement ignorées. Si un élément particulier n’a pas de sens selon les conceptions locales du temps, de l’espace et de la nature du monde, les gens le traiteront comme s’il n’existait pas, comme s’il n’avait aucune conséquence. C’est pourquoi la scène de la vision enchantée du monde en Italie est, partout, locale.
Malgré son caractère extrêmement local, la vision enchantée du monde est présente dans toute l’Italie, dans le nord comme le sud, avec beaucoup plus de points communs qu’on pourrait le penser, étant donné les différences linguistiques, culturelles et économiques qui caractérisent les vingt régions de l’Italie. Certains concepts sont omniprésents : par exemple, on retrouve dans toutes ses régions le mauvais œil et son diagnostic, et ses remèdes sont partout très similaires. Pourtant, la vision enchantée du monde défie toute systématisation. Les croyances et les pratiques ne sont nulle part normalisées ni même organisées en un ensemble de principes qui s’articulent aisément ; elles font partie de la vie quotidienne, elles font partie de la praxis. L’ethnologue allemand Thomas Hauschild qui a passé près de vingt années à étudier la magie en Basilicate, une région du sud de l’Italie, a écrit :
‘Il n’y a pas de système, il n’y a que la pratique.’ (Hauschild, 2003:19).
La pratique est le système. Les pratiques et croyances existent à l’intérieur d’une cosmologie particulière, mais leurs détails préoccupent rarement ses technologues. Ainsi une structure comme celle qui est décrite par Grimassi, avec des branches organisées dans diverses régions d’Italie, chacune avec son propre leader et corpus de traditions systématique, est intrinsèquement étrangère à la vision italienne enchantée du monde.
La principale caractéristique de la vision enchantée du monde est la croyance en l’omniprésence d’êtres spirituels qui peuvent influencer les vies humaines. Parmi ces êtres figurent les défunts, les saints, la vierge Marie et Jésus (qui ne sont, après tout, rien de plus que des défunts particulièrement puissants). Il y a également les esprits tels que les folletti, linchetti et monachelli, qui font écho à la flore et la faune spirituelles des livres de Grimassi, mais sont souvent plus problématiques qu’utiles : ils emmêlent les crinières des chevaux, effraient les ânes et déboussolent les voyageurs qui croisent leur chemin. Certains esprits sont associés à des types particuliers de maladies, bien que les liens exacts soient généralement déterminés par une tradition locale. Par exemple, en Basilicate, on dit que les morts sans repos sont la cause des maladies de peau telles que l’érysipèle et le feu de Saint Antoine (zona) ; en Campanie, on dit que les enfants ayant un retard de croissance sont emportés par les sorcières lors de leurs vols nocturnes dans les airs et qu’ils sont épuisés par le vol et la danse ; en Émilie-Romagne, en Pouilles et en Sardaigne, les araignées et/ou les insectes sont responsables de nombreuses maladies : du tarantismo à l’argismo en passant par l’arlìa. Certains chercheurs suggèrent que ces bêtes incarnaient autrefois les esprits des ancêtres qui possédaient ensuite leurs victimes par la morsure ou la piqûre (De Martino, 2005 [1961]). Même les esprits tels que les saints et la Madone, qui appartiennent à un plus grand panthéon catholique, sont partout locaux : la Madone est habituellement adorée sous une ou plusieurs de ses manifestations locales et les dévots ont leurs favorites personnelles, en fonction des attributs et qualités de chaque Madone, sur lesquels elle « veille » ou règne, et de leurs besoins individuels ou intérêts.
Partout en Italie, il y a des experts qui se spécialisent dans la communication avec le monde des esprits. Ce sont les équivalents italiens des cunning folk britanniques et des tradipraticiens européens. Et une grande partie de leur travail consiste à diagnostiquer et guérir les maladies spirituelles. Leurs noms varient selon les régions ; ils peuvent être connus sous le nom de guaritori (guérisseurs), donne che aiutano (femmes qui aident), praticos (gens de savoir ou personnes sages), fattucchiere (rebouteux), maghi (magiciens), et par de nombreux autres termes dialectiques ; ils s’appellent rarement eux-mêmes streghe sorciers. Ce terme est extrêmement négatif dans le folklore italien et fait presque toujours référence à une personne qui cause du tort à autrui. Le folklore italien est riche de légendes à propos des sorcières qui volent dans les airs vers leurs réunions légendaires autour d’un noyer de Benevento, qui se rapetissent elles-mêmes à tel point qu’elles peuvent passer à travers le trou des serrures, aspirer le souffle ou le sang de leurs victimes et causer toutes sortes de maladies et de méfaits chez leurs voisins. Clairement, ces activités font référence aux sorcières du folklore ; elles n’ont jamais été pratiquées par de véritables êtres humains. Occasionnellement cependant, les guérisseurs peuvent être accusés d’être des streghe par ceux qui croient être victimes de magie noire ou par des clients dont la guérison fournie par le tradipraticien a échoué.
Dans la culture vernaculaire italienne, il existe deux types principaux de guérison : la guérison par l’usage des herbes et la guérison spirituelle. Dans certains cas, les deux peuvent être pratiqués par un même individu. Des deux, la guérison par les herbes est moins considérée comme une question de capacité spirituelle que de connaissances pratiques. En revanche, la guérison spirituelle est envisagée comme étant davantage liée au pouvoir personnel. On appelle ceci de diverses manières :
- la forza (puissance),
- la virtù (vertu ; également un attribut) ;
- ou il segno (le signe).
Et l’on croit généralement qu’il est inné. Mais le pouvoir seul est inutile sans les prières, les formules et techniques magiques qui composent l’art du tradipraticien. Le savoir et le pouvoir sont transmis par une initiation, généralement à minuit, lors de la messe de la veille de Noël, pendant l’élévation de l’hostie (ce moment magique de transformation de l’année liturgique catholique pendant lequel le monde est transformé par la naissance du sauveur et l’hostie est transformée en son corps) et ainsi, par association, toute transformation peut se produire. La connaissance prend la forme de prières qui font appel à un saint ou à la Madone, et dans certains cas d’une technique d’accompagnement, qui varie selon la nature de la guérison spirituelle. Ces formules et techniques sont secrètes ; elles ne peuvent être transmises à d’autres sans que le guérisseur/la guérisseuse ne perde son pouvoir, et elles ne peuvent être transmises qu’au moment convenu du cycle rituel. C’est souvent la seule initiation et formation nécessaire à la transmission de simples charmes. Les connaissances et le pouvoir de guérison sont normalement transmis au sein de la famille ; dans certains cas, les membres de la famille (en général un groupe de frères et soeurs ou de cousins) doivent travailler ensemble de façon à obtenir la guérison.
Comme des spécialistes l’ont démontré dans d’autres parties de l’Europe, les esprits occupent une place prépondérante parmi les auxiliaires des tradipraticiens italiens. Alors que de nombreux Italiens ordinaires vivant au sein de communautés traditionnelles reconnaissent croire aux esprits et même occasionnellement les contacter, les tradipraticiens semblent posséder une aptitude accrue pour communier avec eux, bien supérieure à celle des gens ordinaires. Dans de nombreuses régions, la guérison est essentiellement conceptualisée sous la forme d’une bataille contre des esprits mauvais (qu’il s’agisse de morts sans repos, de sorcières ou autres). Les guérisseurs ont besoin d’alliés spirituels dans ces batailles et de nombreux guérisseurs affirment en posséder sous la forme d’esprits qui les guident et les aident dans leur art. La nature de ces esprits, une fois encore, est très localisée et idiosyncrasique : il peut s’agir de saints, d’ancêtres personnels ou de défunts serviables. Ils peuvent apparaître au guérisseur au cours de rêves et de visions : la transe et les états extatiques sont des éléments fondamentaux de la communication avec les esprits ; ce sont des portes qui donnent sur le monde spirituel pour les guérisseurs et les praticiens de la magie. Lorsque les tradipraticiens ont recours aux saints ou à la Vierge Marie pour les aider, ils peuvent entretenir des sanctuaires en leur nom, participer activement à l’organisation des fêtes en leur honneur et jouer un rôle actif au sein des fraternités et sororités religieuses qui collectent des fonds pour les fêtes. Les guérisons de certaines maladies ne peuvent se produire que certains jours de fêtes particulières ou dans le cadre de la fête d’un saint. Ainsi, la guérison est étroitement liée au cycle saisonnier et économique de la communauté, et au calendrier liturgique catholique.
Les tradipraticiens italiens peuvent utiliser une variété d’outils au cours de leurs pratiques qui suggèrent un lien entre la stregheria et la sorcellerie néo-païenne. Ils tiennent généralement des carnets dans lesquels ils notent charmes et prières : ce sont les précurseurs des livres des ombres modernes. Certains utilisent des armes de divers types (dagues, épées, baïonnettes et même des fusils) pour effrayer les esprits mauvais ou pour éliminer symboliquement certaines maladies, telles que les vers. Des cordes et des cordelettes peuvent être employées dans les charmes et sortilèges d’entrave, tandis que d’autres outils peuvent être entièrement idiosyncrasiques.
La tradition italienne de médecine populaire et magique possède un certain nombre de caractéristiques suggérant que des aspects de la stregheria moderne pourraient en partie en découler et que beaucoup d’Italo-Américains qui se perçoivent comme des vecteurs de la stregheria ont grandi dans des familles ayant conservé des éléments de la vision enchantée du monde de l’Italie rurale. À l’instar du néo-paganisme et du renouveau de la sorcellerie actuels, ce mode de vie s’organisait autour d’une année rituelle qui suivait le cycle des saisons ; la lune et le soleil influençaient les rythmes de travail de production. Les femmes étaient reconnues comme donneuses de vie et nourricières, et étaient étroitement impliquées dans l’entretien des sanctuaires dédiés à une figure divine féminine, la Vierge Marie. Leurs ancêtres immigrés ont peut-être été les vecteurs d’une tradition de guérison qui impliquait des pratiques magiques et à base de plantes. Ils ont peut-être tenu des carnets de charmes et de prières qui étaient les précurseurs des livres des ombres néo-païens d’aujourd’hui. Parmi leurs outils, ils avaient peut-être des couteaux, des épées et d’autres armes conçues pour faire fuir les esprits mauvais, et leur art impliquait la communication avec des alliés qui prenaient la forme d’esprits ancestraux. Comme ces traditions peuvent souvent être confondues avec la sorcellerie des récits populaires, il est possible que ce lien ait perduré chez les seconde, troisième et quatrième générations d’après immigration, donnant aux streghe contemporains l’impression que leurs ancêtres appartenaient à une société organisée, hiérarchique, mais secrète de sorcières. Mais l’art italien de la médecine traditionnelle et magique diffère aussi de la stregheria néo-païenne moderne à d’importants égards. Ce n’est absolument pas une religion païenne ; on ne parle pas d’une déesse et d’un dieu, ni de faire descendre les déités dans le corps des pratiquants. Il existe dans le cadre d’une conception du monde en grande partie catholique, bien que remplie d’esprits ancestraux, de pratique magique et d’autres éléments qui le désignent comme étant de nature vernaculaire, plutôt qu’ecclésiastique. Le cadre rituel wiccan est également absent. Même s’il peut exister certaines similarités entre le cycle annuel wiccan et celui de l’Italie rurale, c’est parce que ce premier est basé en grande partie sur le cycle agropastoral irlandais, qui partage un héritage commun avec d’autres parties d’Europe, dont l’Italie.
Mais une ancienne religion préchrétienne, impliquant la vénération de Diana, a-t-elle survécu au sein d’une tradition paysanne italienne, pour ensuite être apportée en Amérique du Nord par les immigrants italiens ? L’absence de preuves écrites rend, au mieux, hypothétique toute réponse à cette question, mais d’après les données historiques, un tel scénario serait très peu plausible. Trois facteurs rendent improbable la survivance d’une religion païenne en Italie au XXe siècle et sa transmission par le biais de documents écrits comme l’Aradia de Leland :
- la forte présence du christianisme dans toute la péninsule, assez tôt après la chute de l’Empire romain ;
- l’absence d’une culture et d’un langage italiens communs jusqu’à la fin du XIXe siècle ;
- ainsi que le relatif isolement et le manque de ressources des classes paysannes : celle-là même qui aurait préservé la religion, selon le mythe néo-païen.
La stregheria & la magie et la guérison vernaculaires italiennes sont donc des traditions tout à fait différentes, bien qu’interconnectées. De nombreux Italo-américains qui se perçoivent comme les vecteurs de la stregheria ont grandi dans des familles qui ont préservé des aspects de la vision enchantée du monde dans un contexte de l’immigration. Si la stregheria aide peut-être les Italo-américains à redécouvrir des aspects de leurs racines et à être fiers de leur identité ethnique, sa forme, sa structure et son contexte culture sont nettement différents de ceux de la vision italienne enchantée du monde et ses pratiques associées. Cependant, la stregheria ne doit pas être considérée comme inauthentique, contrefaite ou inventée, car l’innovation et la récupération font partie du processus de la tradition. La vision enchantée du monde ne peut exister dans le contexte urbain nord-américain contemporain ; les Italo-américains ont besoin de nouvelles façons de construire et préserver leur identité ethnique et, pour certains, la stregheria répond à ses besoins.
Photos : Franco Pinna, fattucchiera de Colobraro, 1952.